`"…. Un matin, on ne passe plus ! Rumeurs, craquements et chocs se succèdent dans un nuage de poussière. Qui va là ?
Des jouets immenses, articulés et flamboyants, ont pris position au pied de la cité-jardin, et les ouvriers traversent la scène d’un théâtre en plein air dans un acte principal où les murs et les portes s’abattent comme des cartes. Espagnols… Olé !
Leurs baraques alignées derrière le mur décati du court de tennis de l’immeuble, ils avaient débarqué en silence, et les femmes chuchotaient : très peu pour elles ces noirauds aux petits chapeaux déglingués coiffant le mouvement pendulaire de leur front, régulièrement tourné du côté de leurs fenêtres. Mais aux signaux d’une fête matinale improvisée — poursuites et bagarres simulées regroupant les hommes aux points d’eau du chantier — les mères de famille aux lèvres rouges dépliaient les pages blanches d’une insomnie en secouant leurs draps par-dessus les balustrades.
Au mur d’une chambre éventrée, un morceau de papier oscillait sous le vent comme l’aile d’un grand papillon fracassé.
Qui avait jamais dormi là ?
Le goût de marauder sur les lieux d’un géant sabotage l’emportait sur les questions. Silence pour tous devant le squelette d’un chat dans un cimetière des champs où l’on enterrait hâtivement la mémoire des blés, les joues brûlantes au feuilletage des revues érotiques, arrachées aux ronces.
Après l’assaut, et la cité devenue une ritournelle de tableautins en équilibre au milieu d’estafilades et de cassures sans précédent — maisons rescapées, isolées comme des pavés lumineux dans la nuit, ronds-points découpés en forme de manège, mares improvisées dans les fossés ouverts —, le décor stagnait, à l’abandon.
Isolé, le pilier métallique d’une grue exposait le bloc de son contrepoids comme une malle oubliée dans son chargement entre terre et ciel, et la main revolver d’un résistant de dix ans, deux doigts pointés, mettait en joue le balcon pantelant d’une fenêtre aux cris de ralliement : « On y va ! ».
Plus rarement, l’éclairage jaune des phares d’une voiture balayant un terrain chamboulé, l’odeur de résine chaude d’un brasero accompagnait la silhouette d’un passant, débusquée par la lumière.
Paris dévorait à pleines dents sa banlieue potagère, dévorait les poissons de ses étangs et tous les restes — hangars, ateliers et garages — indigestes à son estomac délicat ; dévorait les garçons, caparaçonnés de cuir noir, qui secouaient la poussière sur les images des revues avec la sensation de dévêtir Vénus en chair et en os, avant de s’éloigner — nouveaux conquérants du monde — dans les pétarades d’une mobylette qui crachait du gravier sur leurs socquettes grises.
Et tout ce temps du déferlement de l’armée des bâtisseurs, la poussière, jaillie de la gueule tourbillonnante des bétonnières, couvrait les rues d’une taie hivernale donnant aux pavillons fracassés des insulaires — pavillons bas d’un naufrage — l’aspect déconcertant d’un abandon méthodique.
Méritaient-il un deuil, des rites, une commémoration, les sentiers comblés et le manège qui faisait tourner arbres et enfants, cheveux au vent, chevauchant un destrier aux larges narines peintes entre le linge étendu d’une lessive, les chaises boiteuses et les vélos démontés ?
L’heure sonnait d’aller dormir au milieu du chantier de l’avenir, l’espace environnant, désert, jouant le rôle d’un aimant qui fixe les vieilles choses dans leur obsolescence, et ce n’était pas un songe la bagarre menée entre prédateurs et fantômes.
Je me souviens des rues désertes dans lesquelles je me faufilais, enfant, entre deux rayons de lune, mais il apparaît vite que la mémoire s’arrange d’une inexactitude dans les dates qui ne nuit pas à sa précision topographique. Comment définir autrement l’activité secrète qui m’a permis d’appartenir à deux époques à la fois : enfant du passé, voyageant dans l’imaginaire des situations inconnues, et adulte, prête à certifier ce vécu ? "
Michèle Cointe (Extrait de La mémoire encerclée - Albin Michel)